Le cerveau prédictif est un concept très récent. Il s'agit d'une nouvelle théorie qui explique comment le cerveau traite les signaux qu'il reçoit du monde.
La première fois que j'ai entendu parler du cerveau prédictif était lors d'une formation en ligne en 2020 où Lisa Feldman Barrett a expliqué comment les émotions sont générées. Cette théorie a captivé mon intérêt, et trois ans plus tard, j'ai découvert le livre de Peter Vermeulen, « Autism and the Predictive Brain », qui explore comment cette théorie peut être appliquée au contexte de l'autisme. Tout récemment, durant une conférence organisée par Autisme Genève en février de cette année, Marie Schaer et Michel Godel ont présenté le lien entre le cerveau prédictif et l'autisme.
Cela m'a incité à explorer davantage la théorie du cerveau prédictif et écrire cet article. Dans un article à venir, je me pencherai sur la manière dont cette théorie peut éclairer certaines caractéristiques de l'autisme, offrant ainsi de nouvelles perspectives sur ce trouble complexe.
La théorie du cerveau réactif
Pendant des décennies, les scientifiques pensaient que les neurones passait la plupart du temps en dormance et ne se réveillaient que lorsqu'ils étaient stimulés par une vue ou un son venant du monde extérieur. Quelques personnes ont avancé que nous n'utiliserons que 10 % de notre cerveau. Aujourd'hui, nous savons que de tels propos sont complètement faux. En fait, vous utilisez en permanence toutes les capacités de votre cerveau, même si les différentes parties n'ont pas toujours le même niveau d'activité.
Cette théorie stipulait également l'idée que le cerveau était en attente de stimuli. Une fois un stimulus détecté, il traitait cette information et déclenchait ensuite une réaction. Elle partait du principe que votre cerveau procéderait en trois étapes :
Réception d'un stimulus de l'environnement
Traitement de ce stimulus dans les zones supérieures du cerveau
Action en réponse à ce stimulus
Il s'agit de la théorie du cerveau « réactif ». Du reste, c'est la manière comment l'ordinateur traite les informations. Cependant, on se rend compte aujourd'hui, que le cerveau humain fonctionne de façon différente.
Un cerveau réactif serait trop lent
On peut mesurer la vitesse à laquelle les signaux sont transmis à l'intérieur du système nerveux et dans le cerveau. En faisant cela, on constate que le processus « stimuli – traitement – réaction » devrait prendre plus de temps que ce que l'on peut observer dans la réalité. Voici quelques exemples :
Quand votre cortex perçoit que c'est à vous de parler, il dure entre 500 et 700 millisecondes jusqu'à ce que votre bouche commence à produire les mots nécessaires. Cependant, dans une conversation naturelle, l'intervalle entre le moment où une personne cesse de s'exprimer et l'instant où l'autre personne commence à parler est de l'ordre de 0 à 200 millisecondes.
Lisa Feldman Barrett, professeure en psychologie et en neuroscience à la Northeastern University (États-Unis), utilise l'exemple de la sensation de soif. Pensez à la dernière fois que vous aviez eu soif et que vous avez bu un verre d'eau. Quelques secondes après avoir bu les dernières gouttes, vous avez probablement eu moins soif. Ceci est curieux, car cette eau met environ 20 minutes à atteindre votre système sanguin. Si le cerveau attendait ce moment, l'eau que vous avez bue n'aurait pas pu étancher votre soif aussi rapidement.
Ces exemples vous montrent que vous réagissez plus rapidement qu'il n'est techniquement possible de le faire si l'on se base sur la théorie du cerveau réactif. Dans mon article sur les deux systèmes du cerveau, j'ai déjà démontré que votre cortex préfrontal, votre raison, a un temps de réaction assez long. Le lauréat Nobel Daniel Kahneman l'appelle le système lent dans son livre « Système 1, système 2 : Les deux vitesses de la pensée ». Pour expliquer ces phénomènes, un nouveau concept du cerveau a été développé.
Le cerveau prédictif
Faire attention à tous les signaux individuels provenant du corps et des sens serait une tâche gigantesque qui dépasserait largement les ressources du cerveau, qui consomme déjà 20 % du budget énergétique du corps. Que fait votre cerveau pour être le plus économe possible ?
Depuis les années 2000, des neuroscientifiques (avec à leur tête Karl Friston) ont proposé une nouvelle conception du cerveau, celle du « cerveau prédictif ». Nous savons aujourd'hui que tous nos neurones fonctionnent en permanence, se stimulant les uns les autres à des rythmes différents. Cette activité au sein du cerveau est l'une des grandes découvertes récentes des neurosciences. Ainsi, le cerveau se construit perpétuellement une représentation du monde.
La méthode bayésienne
Il faut se rendre compte que votre cerveau, enfermé dans votre crâne, est confronté à d'innombrables signaux qui proviennent de votre corps et de vos sens via votre système nerveux. Le modèle du monde qu'il a construit grâce aux expériences passées lui sert toujours de référence, puisqu'il n'en a pas d'autre.
Votre cerveau ne se contente donc pas de recevoir des signaux sensoriels et de les traiter ensuite. En se basant sur son propre modèle du monde, il tente constamment de prédire ce qui se passera dans l'instant suivant.
Si dans certaines circonstances, vous avez vécu souvent quelque chose de spécifique, votre cerveau part du principe que cela devrait se reproduire de la même façon dans l'avenir. Chacune de vos expériences est ainsi intégrée dans son modèle du monde, qui lui permet de prédire ce qui arrivera le prochain moment. On parle de l'approche bayésienne, nommé d'après le mathématicien anglais Thomas Bayes (1701 – 1761). Elle repose sur la plausibilité d'une hypothèse pour prédire – avec une certaine probabilité – ce qui se passera en conséquence dans une situation donnée. Certains chercheurs utilisent donc le terme « cerveau bayésien » au lieu de « cerveau prédictif ».
Les prédictions du cerveau
Sur la base des données du passé, votre cerveau crée donc son modèle interne du monde et l'utilise pour anticiper les entrées sensorielles. À chaque moment, votre cerveau s'interroge : Les dernières fois que j'étais confronté à une situation similaire, lorsque je recevais les mêmes signaux nerveux, qu'est-ce que j'ai fait, vu, entendu, ressenti l'instant suivant. Cette activité représente des millions de prédictions de ce que vous serez susceptibles de rencontrer dans l'instant suivant, basées sur vos expériences antérieures.
De nombreuses prédictions se situent à un micro-niveau, prédisant la signification de fragments de lumière, de sons et d'autres informations provenant de vos sens. Chaque fois que vous entendez un discours, votre cerveau décompose le flux continu de sons en phonèmes, syllabes, mots et idées par prédiction. D'autres prédictions se situent au niveau macro.
Vous interagissez avec une amie et, sur la base du contexte, votre cerveau prédit qu'elle va sourire. Cette prédiction pousse vos neurones moteurs à bouger votre bouche pour sourire en retour, et votre mouvement amène le cerveau de votre amie à émettre de nouvelles prédictions et actions, dans un mouvement de va-et-vient, dans une danse de prédictions et d'actions. Si les prédictions sont erronées, votre cerveau dispose de mécanismes pour les corriger et en produire de nouvelles.
Votre cerveau génère donc en permanence de telles anticipations et active à l'avance vos circuits neuronaux correspondants. Dans ce sens, vous regardez le film de votre future expérience immédiate – avec toutes les sensations associées – avant que les choses ne se produisent en réalité. Votre cerveau est si efficace pour halluciner que vous croyez voir le monde objectivement, et si rapide pour prédire que vous confondez vos mouvements avec des réactions. N'est-ce pas une idée étrange ?
Pourtant, les résultats de la recherche sur le cerveau confirment ce concept. Cela signifie également que les données sensorielles et les sensations ressenties dans votre corps sont entièrement construites dans votre tête, et cela, même avant que les stimuli sensoriels puissent être perçus en réalité.
Les erreurs de prédiction
Bien entendu, la réalité ne correspond pas tout le temps aux prédictions, et votre cerveau en tient compte. Il laisse de côté toutes les données qu'il pense déjà connaître et ne prête attention qu'aux signaux en contraction avec son modèle établie en ce moment précis. En d'autres termes, il recherche les erreurs de prédiction (« prediction errors » en anglais). Cette méthode est plus économe que de devoir considérer l'immense quantité de données disponibles à tout moment.
Une approche similaire est utilisée pour compresser les données multimédias. Dans un fichier de film, les image ne sont pas enregistrées pixel par pixel, mais uniquement les différences d'une image à l'autre. Cela permet d'obtenir des fichiers de taille beaucoup plus petite et d'économiser énormément d'espace de stockage.
Seulement quand les signaux sensoriels ne correspondent pas aux prédictions, un signal de surprise ou d'erreur est généré dans votre cerveau. Cela permet d'assurer qu'il ne passe pas à côté d'informations inattendues et qu'il puisse réagir immédiatement en cas de danger. Il s'agit d'une méthode efficace et économe, qui constituait un sacré avantage évolutif, permettant la survie de notre espèce humaine.
Prenons un exemple. Si une collègue de travail a changé la couleur de ses cheveux, vous êtes surpris quand vous la croisez. En revanche, si cette collègue change souvent de teinte, le fait que ses cheveux aient changé de couleur ne vous surprend plus du tout. Il en va de même lorsqu'une erreur de prédiction se produit plusieurs fois : le cerveau adapte son modèle du monde et ne tient plus compte de certaines variations dans une situation donnée. Par exemple, vous négligez un bruit de fond habituel, par exemple la musique dans un magasin et dans ce cas, vous ne pouvez plus dire après quelle morceau a été joué.
Comment traiter les données ambigües ?
La prédiction est facile lorsque vous vivez dans un environnement qui est clair et stable. Mais les informations venant de votre monde sont souvent ambigües et peuvent être interprétées de différentes façons, les visages par exemple.
La théorie établie dans les années 1960, selon laquelle il existe des expressions faciales universelles qui sont interprétées de la même manière partout dans le monde, est désormais dépassée. Des centaines d'études ont prouvé qu'exactement la même émotion peut être exprimée par différents mouvements du visage. La réciproque est également vraie. Une expression faciale peut être interprétée de manière très diverse. Regardez la photo ci-dessous.
Ce monsieur, est-il heureux, énervé, soucieux, triste ou surpris ? A-t-il peut-être peur ? Son émotion est en effet difficile à déchiffrer.
Selon Lisa Feldman-Barrett, l'expression du visage ne suffit pas à elle seule pour interpréter correctement les émotions d'une personne. Mais comment faites-vous pour deviner quand même la mimique d'une personne ? C'est le contexte qui vous fournit des informations supplémentaires pour déchiffrer l'émotion de l'autre. Si vous connaissiez le contexte dans lequel ce monsieur se trouve, vous pourriez mieux interpréter son visage.
Ces constats reposent sur les résultats d'expériences scientifiques. Mais en réalité, au moins dans un contexte social et culturel donné, une mimique spécifique va apparaître régulièrement dans certaines situations, de sorte que vous finirez par l'interpréter même sans contexte. Aussi dans ce cas, le cerveau se base sur un processus prédictif.
Négliger les informations superflues
Grâce à ses prédictions, votre cerveau omet ce qui ne semble pas pertinent, quand il a l'impression que ce n'était pas important dans le passé. Cela vous permet d'écouter les paroles de votre interlocuteur malgré le bruit de fond et les conversations des personnes autour de vous, bien que votre oreille capte tous les sons dans votre environnement. Il s'agit d'un processus de haut en bas, car le modèle du monde du cerveau, définit les signaux qui devraient être pris en considération.
Cela me rappelle un incident qui s'est produit deux ou trois fois dans ma vie. Mon interlocuteur s'est mis à parler dans ma langue maternelle, mais je n'arrivais pas à le comprendre pendant un moment parce que je pensais qu'il s'exprimerait en anglais. Je trouvais cela bien bizarre. Mais aujourd'hui, grâce à mon savoir sur le cerveau prédictif, je peux l'expliquer. Dans ces situations-là, mon cerveau s'attendait des phrases en anglais et n'était pas du tout préparé à entendre des mots de ma propre langue.
Sans le filtrage anticipé des données sensorielles grâce aux prédictions du cerveau, vous seriez complètement submergés par cette montagne énorme de données parvenant de vos sens. Vous n'en êtes probablement pas conscients, mais ce filtrage constitue une capacité fondamentale vous permettant de gérer les stimuli venant du monde extérieur. Vous devez non seulement discerner ce qui est important dans une situation donnée, mais aussi être capable d'ignorer ce qui est superflu. Heureusement, votre cerveau fait cela de manière fiable et efficace.
Conclusions
La théorie du cerveau prédictif est contre-intuitive et vous a probablement surpris. Cependant, elle permet d'expliquer beaucoup de phénomènes. Le rôle de votre cerveau est d'assurer votre survie de la façon la plus efficace. Pour ce faire, votre cerveau crée son modèle du monde selon vos expériences passées. Se basant là-dessus, il essaye de prédire ce qui devrait arriver l'instant suivant – avec une certaine probabilité bien sûr – et déclenche les circuits neuronaux y relatifs. C'est une cascade de haut en bas dans votre cerveau. Les signaux sensoriels de l'extérieur, qui affluent dans votre cerveau de bas en haut, sont seulement considérés, s'ils vont à l'encontre des sensations préconçues. Dans ces cas, il s'agit d'erreurs de prédiction ce qui conduit à un ajustement des prédictions.
L'expérience subjective – par exemple de « voir une tasse de café » – est donc déterminée par le contenu des prédictions (descendantes dans le cerveau) et non par les signaux sensoriels (ascendants). Vous ne faîtes jamais l'expérience directe des signaux sensoriels eux-mêmes, mais percevez seulement de leurs interprétations. Le neuroscientifique Chris Frith utilise le terme « hallucination contrôlée » pour ce phénomène. En fait, la théorie de cerveau prédictif permet de mieux comprendre les hallucinations hors norme de personnes psychotiques. En outre, l'intelligence artificielle se base également sur le concept de la prédiction.
Certaines avanceront que chaque action d'une personne serait ainsi prédéterminée par le cerveau et qu'il n'y aurait pas de libre arbitre. Même si l'on peut argumenter de telle sorte, il ne faut pas oublier que c'est la manière dont vous vivez aujourd'hui qui influence les prédictions futures de votre cerveau, et donc votre comportement dans l'avenir. Dans ce sens, vous êtes tout de même responsable de vos actes, car vous pouvez à tout moment décider avec quelles expériences vous voulez « nourrir » votre cerveau.
On sait que le cerveau autistique traite les signaux sensoriels d'une façon différente que les cerveaux non autistiques. Dans un prochain article, je traiterai la question comment le concept de cerveau prédictif pourrait nous aider à mieux comprendre certains aspects de l'autisme.
Sources principales :
– Psychomédia : Le cerveau prédictif : avancée récente la plus intéressante en neurosciences. Interview avec Lisa Feldman Barrett (article publié le 20 juin 2016) www.psychomedia.qc.ca/psychologie/2016-06-20/avancee-neurosciences-cerveau-predictif
– Lisa Feldman Barrett : The Predictive Brain. www.edge.org/response-detail/26707 (29.02.2024)
– Lisa Feldman Barrett : Your Brain Predicts (Almost) Everything You Do. www.mindful.org/your-brain-predicts-almost-everything-you-do (29.02.2024)
– FELDMAN BARRETT, Lisa, 2021. Seven and a Half Lessons About the Brain. Pan Macmillan. ISBN 978-1-5290-1864-6.
Auteur de l'article : Beát Edelmann, expert en neurodiversité (autisme, TDAH et HPI) et en exploration de la personnalité. Il a fondé Abundana, l'institut pour la gestion de soi à Genève et à Berne qui propose des services de coaching, de formation et de conseil en français, en anglais et en allemand.
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