Le cerveau prédictif est un concept très récent qui explique comment le cerveau traite les informations qu'il reçoit du monde. Cette théorie peut nous aider à mieux comprendre l'hypersensibilité vécue par les autistes.
Votre cerveau n'attend pas jusqu'à ce qu'il reçoive les stimuli du monde extérieur pour produire son image du monde. Il anticipe ce qui va se passer dans l'instant suivant, et vous présente cela en tant que réalité actuelle. Grâce à vos expériences de vie, cela se passe avec une énorme fiabilité. Pour économiser de l'énergie, les stimuli provenant de l'extérieur sont pris en compte seulement s'ils ne correspondent pas suffisamment à votre modèle actuel du monde. Dans ces cas-là, il s'agit d'erreurs de prédiction qui amènent votre cerveau à considérer son modèle du monde.
En adaptant constamment son modèle du monde, votre cerveau limite le nombre d'erreurs de prédiction, et également sa consommation d'énergie, à un minimum. En outre, il écarte tout ce qu'il considère comme interférence ou variation habituelle dans une situation donnée, afin de réduire les stimuli à prendre en compte.
Si vous souhaitez en savoir sur ce sujet plus, je vous invite à lire mon article précédent sur le cerveau prédictif. Parlons maintenant d'hypersensibilité.
L'hypersensibilité
Il y a environ quinze ans, je suis tombé sur les premiers livres qui parlaient d'hypersensibilité et je m'y étais reconnu. Il s'agit là d'une sensibilité hors norme aux niveaux sensoriel et émotionnel. À l'époque, je ne savais pas que j'étais autiste et que l'hypersensibilité était même un critère pour diagnostiquer l'autisme. Après m'avoir reconnu dans le spectre de l'autisme en 2022, j'ai commencé à rencontrer d'autres autistes et je me suis aperçu que la majorité présente une énorme sensibilité, souvent bien au-dessus de la mienne, ce qui leur cause parfois de sérieux ennuis dans leur vie quotidienne. Elle est une raison importante de leur état récurrent de fatigue, même d'épuisement.
L'hypersensibilité chez les autistes
L'hypersensibilité peut concerner tous les sens. Voici quelques exemples de ce qui peut perturber une personne autiste :
auditif : certains sons même faibles, le bruit de fond
visuel : une lumière forte, beaucoup d'éléments qui bougent dans le champ visuel
tactile : un toucher, aussi faible et fortuit soit-il
olfactif : un parfum, de la fumée
gustatif : des aliments avec une certaine texture ou un goût spécifique
Il faut noter que les sensibilités varient énormément d'une personne autiste à une autre. L'une peut ressentir un toucher en tant que douleur forte et le même toucher peut être très agréable pour une autre. De plus, certain·es ont une hyposensibilité dans certains domaines, c'est-à-dire une réaction très faible à un stimulus, comme une personne qui ne se rend pas compte qu'elle est en train de se bruler parce qu'elle ne ressent pas de douleur.
L'hypersensibilité peut se montrer également sur le plan émotionnel. Un grand nombre d'autistes vit des émotions très fortes quand une autre personne va mal ou quand il y a des tensions entre les gens. Cela pourrait expliquer leur fort sens de la justice qui les rend mal à l'aise quand il y a de l'injustice et de la maltraitance.
L'hypersensibilité ne se limite pas aux autistes, mais touche environ 20 % de la population. Elle est surreprésentée par ailleurs chez les personnes avec un TDAH et celles avec un haut potentiel intellectuel HPI.
Le rôle de l'intensité du stimulus
On s'imagine que plus un bruit est fort, plus il est dérangeant. C'est souvent le cas, mais pas toujours. Lorsque nous avons discuté de notre sensibilité au bruit entre autistes dans un groupe de parole, nous avons constaté que ce n'était pas le cas. Une personne normalement très sensible au bruit pouvait utiliser une perceuse sans que cela ne la dérangeait trop. Elle disait que le bruit fort de la perceuse pouvait être anticipé et contrôlé. Dans mon cas, le bruit des enfants qui jouent ne me dérange guère. En revanche, un son à peine audible dans une salle du musée de la photographie à Winterthour me perturbait fortement.
Bien que le volume du son joue un rôle, il n'est pas le seul facteur. Même les neurotypiques sont concernés. Un collègue m'a expliqué qu'après l'isolation phonique des murs extérieurs, les locataires se plaignent du bruit de leurs voisins, qui ne les dérangeait pas auparavant.
Pas au niveau des sens
D'ailleurs, le terme « sensibilité » n'est pas tout à fait correct pour décrire ce phénomène. Les chercheurs ont découvert que ce ne sont pas les signaux sensoriels, parvenant au cerveau, qui diffèrent entre autistes et non-autistes, mais leur traitement par le cerveau. On ne trouve donc aucune différence au niveau du système nerveux qui capte les stimuli sensoriels. Il faudrait plutôt parler de « hyperréactivité » parce que le cerveau donne trop d'importance à certains signaux sensoriels et réagit de façon trop intense.
Selon la théorie du cerveau prédictif, le rôle de vos sens est juste de vérifier les prédictions de votre cerveau afin de s'assurer que son modèle du monde ne s'éloigne pas trop de la réalité. Votre cerveau n'attend donc pas les signaux sensoriels, mais les prédit et ne considère ensuite que la différence entre la prédiction et le retour des signaux provenant des sens, pour se focaliser uniquement sur les erreurs de prédiction.
Au cours de leurs recherches, les scientifiques ont observé que le cerveau autiste a tendance à prendre les erreurs de prédiction plus au sérieux. Chez les personnes non autistes qu'on nomme par ailleurs les neurotypiques, de petites variations aléatoires ou un élément perturbateur dans les données captées par leurs sens sont écartés. En revanche, le cerveau autiste les considère immédiatement comme importants, ce qui l'oblige à adapter son modèle existant.
Cela peut être interprété de telle sorte que les cerveaux autistes produisent des modèles du monde absolus et très précis, ce qui rend les généralisations difficiles. Il en résulte une perception particulièrement restreinte et rigide. Par conséquent, chaque situation qui ne correspond pas tout à fait aux situations précédentes peut être considérée comme unique. Par la suite, ces cerveaux font moins confiance à leurs modèles du monde existants. Ils accordent donc une plus grande importance aux signaux externes, c'est-à-dire aux erreurs de prédiction. Ils ne peuvent pas les ignorer, même s'ils n'ont aucune pertinence dans la situation donnée, par exemple un léger bruit de fond. Le bruit de gouttes en arrière-plan peut empêcher certaines personnes autistes d'entendre ce que quelqu'un dit.
En ce qui me concerne, je constate qu'après avoir remarqué un détail insignifiant, par exemple une étiquette de vêtement qui dépasse chez quelqu'un, j'ai du mal à m'en détacher et de me concentrer sur autre chose. Un tel détail insignifiant peut perturber mon attention pendant un bon moment. Bien que j'en sois conscient, je ne peux rien y faire.
Des surprises partout et tout le temps
Tandis que les personnes neurotypiques s'habituent rapidement aux nouveaux stimuli et n'y prêtent plus attention, les cerveaux autistes continuent à les considérer plus longtemps comme nouveau et leur accordent de l'importance. C'est pourquoi certaines personnes autistes restent très conscientes des lampes qui bourdonnent et des climatiseurs qui grondent. Les études confirment qu'elles prennent plus du temps pour s'habituer à des stimuli répétés. Quelques autistes ont même besoin de plusieurs semaines pour s'habituer à un nouveau vêtement. Vous pouvez vous imaginer comment cela peut être gênant.
Je peux partager un exemple personnel. Au début d'une formation, j'ai remarqué que le bouton le plus bas de la chemise du formateur était défait. Cela m'a tout le temps dérangé et distrait. Je ne pouvais rien y faire. Dans la première pause, je me suis approché du formateur et je lui ai demandé de fermer ce bouton, ce qu'il a fait. Pour le reste de la journée, je n'ai plus fait attention à sa chemise et j'ai pu me concentrer pleinement sur le contenu de la formation.
Le niveau de prédiction réduit peut expliquer hypersensibilité chez les autistes, car leurs cerveaux accordent une attention accrue aux stimuli insignifiants dans leur environnement. En raison de ce fait, il n'est pas étonnant que les personnes autistes aient tendance à être surprises par de nombreuses choses qui passent inaperçues aux yeux des autres parce qu'ils ne s'en rendent même pas compte.
Cette vigilance a tout de même un côté positif quand il s'agit de faire attention aux détails et de détecter les erreurs. Un grand nombre d'autistes sont très douées dans les tâches qui requièrent cette capacité.
Les particularités de la perception autistique
Les études scientifiques montrent que les cerveaux de tout le monde, autistes ou non, réagissent de moins en moins aux stimuli fréquemment répétés. Cependant, les cerveaux autistes réagissent de manière plus intense lorsqu'un stimulus déviant est présenté avec une certaine régularité. En revanche, s'il n'y a pas de régularité, la réaction est plus faible comparée aux neurotypiques. Ces observations sont interprétées de manière que les cerveaux autistes tiennent moins compte du contexte, c'est-à-dire de la régularité du stimulus déviant.
La perception autistique se distingue par les caractéristiques suivantes :
Trop d'importance accordée aux exceptions et aux coïncidences (ou trop peu dans le cas de l'hyposensibilité, qui est également fréquente chez les autistes).
Surprises causées par des variations insignifiantes, d'où la difficulté de généraliser
Surestimation du caractère aléatoire et capricieux du monde réel et sous-estimation de ses régularités cachées
Moins d'attention portée au contexte, qui fournirait des indices supplémentaires pour comprendre une situation et réduire les erreurs de prédiction.
Attachement au premier degré d'un mot ou d'une expression et difficulté à percevoir le second degré.
Moins de flexibilité dans l'interprétation d'une situation
Tous ces effets peuvent être expliqués par la théorie du cerveau prédictif. Ces caractéristiques sont des généralisations et il faut tenir compte du fait qu'il existe une énorme diversité parmi les autistes.
Aspects positifs de l'hypersensibilité autistique
Les personnes autistes perçoivent facilement les aspects inconvénient de leur hypersensibilité :
Forte perturbation, allant jusqu'à la douleur physique, par des stimuli que les autres peuvent facilement gérer (ou ne perçoivent même pas)
Fatigue et épuisement récurrent dû à la surcharge sensorielle
Toutefois, il faut garder à l'esprit que l'hypersensibilité des autistes présente également des aspects positifs. Le fonctionnement de leur cerveau facilite certains types d'activités. Les études montrent que les personnes autistes réussissent bien dans les tâches qui impliquent une attention soutenue aux détails, comme repérer un détail particulier dans une image ou identifier les hauteurs musicales. Elles ont en outre tendance à succomber moins facilement aux illusions visuelles et multisensorielles, qui supposent des attentes fortes au sein du système perceptif.
Dans notre monde plein de bruits et de changement, il semble essentiel de pouvoir rapidement distinguer l'important du superflu. Dans de telles conditions, le fonctionnement du cerveau autiste paraît être un inconvénient. Toutefois, il a ses avantages.
Pensée très logique, consistante et raisonnée qui est nécessaire dans des secteurs où il faut suivre des règles strictes et immuables
Sens du détail qui permet de percevoir des erreurs que les autres ne remarquent pas
Capacité de faire attention aux détails malgré la routine et la monotonie
Moins de stéréotypes, car les autistes considèrent plus de situations comme uniques et se laissent donc moins influencer par les préjugés
Forte sens de la justice parce qu'ils sont très sensibles au manque de fiabilité et à l'injustice.
Ces caractéristiques représentent une qualité clé dans les professions qui demandent un haut niveau de précision et fiabilité.
Le modèle du monde plus restreint des autistes ne veut pas forcément dire moins de créativité. Beaucoup de schémas communs sont sous-jacents et pour cette raison, ne sont pas captés par leur cerveau. En conséquence, cela leur permet d'arriver à des solutions très créatives et innovatrices.
Stratégies pour gérer l'hypersensibilité aux mieux
Percevoir davantage d'erreurs de prédiction signifie que l'on peut diriger et maintenir son attention sur des détails qui échappent aux autres. Dans certains contextes, cette caractéristique est un vrai avantage des autistes.
Mais dans la vie quotidienne, le faible niveau de prédiction est souvent handicapant, quand le cerveau autiste accorde trop d'attention aux signaux banals et anodins. Cela cause une surcharge sensorielle dont les personnes autistes souffrent fréquemment. Gérer toutes les erreurs est coûteux en énergie, ce qui mène à la fatigue et même à un épuisement total. Le prochain article de la série sur le cerveau prédictif présentera des stratégies pour gérer l'hypersensibilité au mieux.
À noter : énormes différences entre les autistes
Je me répète, mais j'insiste sur ce point très important. Il faut toujours être conscient que la perception et les besoins diffèrent énormément d'un individu autiste à l'autre. Ce qui est tout à fait acceptable pour une personne, peut être insupportable et provoquer une réaction forte chez une autre.
Source principale : Pour cet article, je me suis basé en grande partie sur le livre suivant en anglais :
VERMEULEN, Peter, 2022. Autism and the predictive brain: absolute thinking in a relative world. Abingdon, Oxon ; New York, NY : Routledge. ISBN 978-1-03-237491-8.
Film mentionné : « Wochenenderebellen », film allemand sorti en 2023 (malheureusement le film n'a pas encore trouvé de distributeur dans le monde francophone)
Auteur de l'article : Beát Edelmann, expert en neurodiversité (autisme, TDAH et HPI) et en exploration de la personnalité. Il a fondé Abundana, l'institut pour la gestion de soi à Genève et à Berne qui propose des services de coaching, de formation et de conseil en français, en anglais et en allemand.
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